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La carte d'un monde d'espions

La carte d’un monde d’espions

http://owni.fr/2011/12/01/spy-files-wikileaks/

La carte d’un monde d’espion a été diffusée sur le site OWNI le 1er décembre 2011 et réalisée par Marion Boucharlat (graphiste), Abdelililah el Mansouri (développeur) et Paul D’Atah (à l’origine du projet).

Elle identifie toutes les sociétés à travers le monde qui développent et vendent des systèmes d’interception massive, autrement appelées des marchands d’armes de surveillance. Elle se concentre sur les technologies suivantes :
– les chevaux de Troie
– les écoutes téléphoniques
– les outils de captation et d’analyse de la voix
– les systèmes d’interception des SMS
– les traçages GPS
– les systèmes de surveillance internet

Nous avons choisi ce sujet parce qu’il s’inscrit parfaitement dans la tendance actuelle de nos sociétés qui fait de la vie privée un domaine de plus en plus public, avec entre autres, l’utilisation croissante des réseaux sociaux. Sur Internet mais aussi dans la vie de tous les jours, l’individu est devenu la cible de toutes sortes de sociétés et entreprises, qui voient en lui un potentiel produit qui peut être vendu à des clients. Cet état de fait se fait souvent au détriment du respect de notre vie privée. Avec cette carte, nous pensions en apprendre plus sur le type de sociétés qui vendent des informations personnelles et plus généralement, nous pensions découvrir en partie la réponse à une question qui nous taraude : par qui et comment est-on fliqué ? Un autre point que nous avons voulu approfondir réside dans la différence criante du nombre de ce type de sociétés entre les pays dits riches et les autres.

Très vite, nous avons compris que nous n’aurions pas de réponse à notre question : la carte ne dit pas quelle utilisation font les pays des sociétés aptes à vendre des outils technologiques servant à la surveillance, elle ne fait que les localiser, nous ne connaissons pas les clients ni l’utilisation qu’ils font des informations obtenues. Malgré cela, nous avons gardé ce sujet et nous avons tenté de l’approfondir en interrogeant ses auteurs.

En premier lieu nous sommes passés par Twitter, puisque les trois concepteurs du projet possèdent un compte. Ce biais fut un échec. Nous avons alors décidé d’envoyer un mail au service de presse d’OWNI en demandant s’il serait possible d’avoir un ou plusieurs témoignages des auteurs de cette carte. Presque aussitôt, Nicolas Patte, qui supervise les productions de data sur OWNI, nous a répondu en nous demandant d’envoyer un mail avec des questions précises, ensuite il se chargerait de les faire parvenir dans les bonnes mains. Le questionnaire que nous avons envoyé a été rempli par Jean-Marc Manach, décrit par Nicolas Patte comme le « cerveau » du projet. Jean-Marc Manach est un journaliste spécialisé dans les questions liées à l’impact des technologies de la communication sur la société et celles liées à la protection de la vie privée. Il a été journaliste au Canard Enchaîné, au Monde diplomatique, sur France inter (entre autre) et enseigne aujourd’hui à Sciences Po Paris. Son dernier essai, paru en 2010, s’intitule : La vie privée, un problème de vieux cons ?

Nous avons commencé par lui demander quel était le point de départ qui a conduit à la réalisation de ce projet. Il nous a répondu que WikiLeaks Privacy International, OWNI et The Bureau of Investigative Journalism (BIJ) avaient compilé des centaines de plaquettes et documents émanant des marchands d’armes de surveillance. Le BIJ en a fait une base de données (http://bigbrotherinc.org/), qu’ils ont ensuite tenté de (data)visualiser. J-M Manach résume le but de la carte dans ces termes : « Montrer qui fait quoi et dans quel pays ils résident… ce qui nous a permis de réaliser à quel point ces marchands d’armes de surveillance, dont certains font commerce avec des dictateurs, résident dans nos démocraties : les pays riches vendent aux riches des pays pauvres comment espionner les pauvres. » Après cela, nous étions curieux de savoir comment l’équipe s’était procurée les noms des sociétés citées sur la carte. Jean-Marc Manach nous a expliqué que les documents proviennent de salons où ces marchands d’armes de surveillance diffusent à leurs éventuels clients lesdits documents. Nous lui avons demandé si les membres de l’équipe avaient subi des pressions ou menaces, il nous a répondu que non, que la seule difficulté dans ce projet fut d’ordre temporel. Ils n’ont reçu la base de données leur permettant de réaliser la carte que deux jours avant sa date prévue de mise en ligne. Nous lui avons demandé pourquoi Owni avait souhaité s’associer à Wikileaks et des quotidiens de référence pour faire ce travail. Il nous a appris que c’était Wikileaks qui était venu les chercher au vu du travail qu’ils avaient fait au sujet d’Amesys et des marchands d’armes de surveillance d’une part, du datajournalisme d’autre part. Enfin, nous lui avons demandé si cet espionnage pouvait concerner l’ensemble des citoyens ou seulement ceux faisant l’objet d’une enquête judiciaire : « Ces technologies sont vendues à des services de police judiciaire, mais également à des services de renseignement; on sait, par ailleurs, que certaines d’entre-elles sont aussi utilisées par des officines privées, et que de plus en plus nombreux sont les particuliers qui achètent des téléphones ou balises GPS espions afin d’espionner leurs maris, femmes, enfants, employés, etc » Pour plus d’informations sur ce point, il nous conseille le lien suivant : http://owni.fr/2010/05/24/petit-manuel-de-contre-espionnage-informatique/

La carte est facile à utiliser : on peut soit sélectionner les différents types de technologies pour voir où elles sont développées, soit sélectionner le pays qui nous intéresse et voir combien de sociétés il accueille et quelles technologies y sont développées. Sans conteste, la carte est visuellement très agréable, il n’en reste pas moins que nous avons quelques reproches à faire.

Tout d’abord elle n’est pas exhaustive. Par exemple les chevaux de Troie peuvent être développés par des hackers particuliers, les « black hat », partout dans le monde.

Elle n’est pas intuitive de prime abord, puisqu’on ne comprend pas tout de suite qu’il ne s’agit pas de savoir quel Etat fait appel à ces différents systèmes de technologies, mais les sociétés qui les produisent et leur nationalité.

D’autre part, il manque la précision du cadre législatif propre à chaque pays dans lequel ce type de technologies peut être utilisé. A notre connaissance, il n’existe pas à ce jour de recensement des lois régissant le placement sous surveillance des télécommunications. Or, il nous semble que cela donnerait une tout autre dimension au travail effectué et peut-être qu’il viserait un public plus large.

En définitive, nous restons un peu sur notre faim : nous apprenons grâce à cette carte que les technologies permettant la surveillance sont bien plus répandues qu’il n’y paraît et sont d’une précision quasi-inquiétante, mais nous ne savons pourquoi, par qui et dans quel cadre elles sont utilisées.

Joël Le Pavous, Rémy Demichelis et Manon Barthélemy